La restauration post bellica
La genèse de cette recherche remonte au début des années 1990, alors que j’étais étudiant à Rome, évoluant dans un milieu international. Nous assistions impuissants à la terrible guerre des Balkans : Sarajevo assiégée, Mostar bombardée, Srebrenica massacrée. Comme pour clore le XXe siècle, il fallait une fois encore que l’Europe soit le théâtre de crimes contre l’humanité et d’épurations culturelles ; phénomènes que j’ai nommé « le patrimoine martyr » (Detry N, 2014, Les cahiers de la recherche architecturale et urbaine, n° 30-31, pp. 67_89).
De nombreux livres retracent l’histoire des destructions provoquées par les guerres, mais très peu sont rédigés dans l’intimité de l’architecture comme métier ; c’est le cas de mon dernier livre Le Patrimoine martyr, un ouvrage à la fois scientifique et autobiographique publié aux éditions Hermann en 2020. Mon expérience professionnelle d’architecte restaurateur est ici enrichie par un travail de production de connaissances issues du monde de la recherche. J’aborde dans ce livre des questions fondamentales : comment intervenir sur le patrimoine post bellica dans l’Europe dévastée de 1945 ‘ Rassembler des fragments d’oeuvres d’art martyrisées en vue de les restaurer : oui, mais pourquoi, comment, avec quelles méthodes ‘
Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de recueillir de nombreux documents, de rencontrer nombre de témoins, de visiter nombre de villes et de monuments. Ce travail se fait souvent en équipe avec des collègues universitaires, basé dans plusieurs pays (Belgique, Allemagne, France, Italie, Espagne’). Cette recherche bénéficie du soutien scientifique et logistique de mon laboratoire de rattachement, l’UMR Ressources de l’ENSACF dirigé par le professeur Jean-Baptiste Marie (école Nationale Supérieure d’Architecture de Clermont-Ferrand). Commencée au 2011 à Lyon, cette recherche se poursuit encore aujourd’hui et va continuer plusieurs années. Elle concerne l’analyse des protections, des destructions et ensuite le travail de restauration et de reconstruction des édifices anciens et des tissus urbains dévastés par des évènements traumatiques (les conflits armés essentiellement), l’analyse est centrée sur des monuments historiques significatifs.
Ces problématiques sont abordées à partir de faisceaux croisés théoriques, techniques, historiques-critiques, littéraires et anthropologiques. Mais, en architecte praticien, je ne perds jamais de vue la question des matériaux de construction, qui reste le socle concret de la restauration architecturale. Celle-ci est souvent ramenée à un débat entre nostalgie pour les ruines, désir d’être « contemporain » ou délice de l’identique. La recherche autour du « patrimoine martyr », tente de sortir de ces positions trop schématiques, en démontrant, cas après cas, combien les restaurations qui résistent au temps qui passe, sont celles qui ont humblement accepté la complexité et y ont répondu par diverses formes de créativité.
Après l’ouvrage de 2020 (le patrimoine martyr), un second volume est en préparation et devrait être publié en 2023 sous un format comparable, toujours aux éditions Hermann à Paris. Dans ce prochain livre, il s’agira de décrire le grand développement de la restauration post bellica en Europe de 1945 au début du XXIe siècle. Diverses pratiques de restauration en France, Allemagne, Italie et ex-Yougoslavie seront analysée en fonction de plusieurs typologies de lacunes. Ces deux volumes ont pour ambition d’offrir une vision d’ensemble des enjeux de la restauration architecturale, tant d’un point de vue théorique que dans une approche de praticien. Mais au-delà de la stricte question de la restauration, je fais l’hypothèse que la théorie et la pratique du projet en architecture sont intimement liées à la « réintégration des lacunes ». Aujourd’hui, les architectes interviennent majoritairement sur des fragments de récits ou sur des récits lacunaires ; il s’agit de « projeter l’existant ». Un édifice bien conçu est capable de consolider, de révéler, de clarifier le sens, donc de transmettre ce récit vers le futur.
Nicolas Detry, mai 2021